Je n’aime pas les ouettes d’Égypte. Elles passent leur temps à aboyer comme des chiens errants. Elles se reproduisent à une vitesse terrifiante – deux couvées de huit à dix oisons par an ! Elles terrorisent les autres espèces. Elles chient partout. Et, pour couronner le tout, elles ont les yeux rouges… Monstrueux !
Sur mon île, je leur ai immédiatement fait comprendre qu’elles n’étaient pas les bienvenues. Lorsque l’une d’entre elles se présente, je lui cours après en poussant des cris rauques jusqu’à sa fuite par les airs. Ce détail est important. Car la fuite terrestre, dodelinante, n’est pas vraiment une fuite. Elle est simplement le maintien prudent d’une distance de sécurité. En tant qu’espèce férale, l’ouette est en effet assez coutumière de la présence humaine… Or, à observer en néophyte le comportement des oiseaux, j’ai rapidement noté que marquer son territoire impliquait de chasser l’intrus hors de ses frontières en lui faisant croire à un danger grave et imminent. Les corneilles, par exemple, pourchassent la buse quand elle se pose sur un arbre de l’île, sur plusieurs centaines de mètres. Donc, je me précipite en hurlant sur les volatiles indésirables dès que je les vois. Et elles s’envolent ; en aboyant…

J’ai d’ailleurs obtenu quelques résultats dont je tire ma petite fierté. Lorsqu’elles m’aperçoivent, elles décampent bien plus vite et plus tôt qu’en présence d’autres silhouettes humaines. Elles me reconnaissent donc, et me respectent. Bien ! Plus important : elles ne mettent plus les pieds dans la zone potagère et l’espace devant ma maison. Mais surtout, quand elles passent à proximité pour aller sans se fatiguer d’une rive à l’autre de l’île, elles scrutent ma porte d’entrée, prêtes à rebrousser chemin si je fais mine de m’approcher. Le cou tendu elles avancent presque en crabe, le plus près possible des broussailles, le plus loin possible de ma terrasse. Si elles me voient, elles ralentissent, hésitent, et finissent par détaler dès qu’elles sont à mi-chemin. Un vrai sketch.
Mais ce manège amusant est aussi l’occasion d’observer, d’analyser, de réfléchir. D’essayer, après coup, de comprendre. Récapitulons.
Lorsque nous emménageons sur l’île avec ma famille, les ouettes semblent chez elles. Notre présence leur fait à peine lever la tête. Je me renseigne et découvre que c’est une espèce invasive échappée de quelque parc zoologique anglais ou néerlandais. Malgré son joli plumage et ses parades nuptiales majestueuses, je l’observe aussi faire sa loi, coloniser les rives à raison d’un couple tous les cinquante mètres. Et puis elle piétine et retourne le carré où j’ai prévu de faire pousser mes légumes. Je décide donc de m’autoproclamer habitant exclusif d’une zone de vingt à trente mètres autour de la maison. Mais seulement vis-à-vis des ouettes. J’adopte donc un comportement exagérément hostile à leur égard. Non seulement elles ont compris le message, mais en plus elles respectent ma décision pourtant unilatérale.

Les plus gros en imposent aux plus petits. C’est toujours comme ça. Rien de spécialement nouveau ici. Pourtant j’ai l’impression que cette interprétation selon l’immuable paradigme de la raison du plus fort est, sinon erronée, du moins incomplète. Et si, plutôt que d’inspirer la terreur, je n’avais initié qu’une sorte de négociation ? Car après tout je ne suis pas un prédateur… Et si nous étions simplement devenus colocataires d’un même espace ? C’est à dire que, en même temps que je les poursuis en hurlant, je m’arrête à la frontière du territoire que je revendique. Je sais qu’elles n’iront pas à l’affrontement (la bête est beaucoup trop grosse). Mais ellesapprennent également par mon comportement que je n’ai pas l’intention d’y aller. Au-delà des trente mètres, je leur file une paix royale. A tel point que sur l’autre rive, j’approche à cinq mètres sans qu’elles bronchent. Ici la distance vitale est cinq fois plus élevée. J’ai donc le privilège d’avoir été intégré dans leur écosystème. Accueilli en quelque sorte. Pacifiquement.
Alors, leur petit manège en passant à proximité de la maison devient vraiment marrant. Elles savent que c’est trop proche. Je sais que c’est leur seul passage terrestre d’une rive à l’autre. Elles tentent le coup. En guettant ma présence et ma réaction. J’avance, elles reculent ou accélèrent. C’est fonction de là où elles en sont de la traversée. On joue. On se taquine. Tout en entérinant nos territoires respectifs. Car on sait bien que ce passage est transgressif. Ayant d’abord essayé méthodiquement de le leur interdire, je ne peux d’ailleurs que constater qu’elles refusent d’y renoncer. Mais comme elles respectent par ailleurs scrupuleusement mon territoire, je leur accorde volontiers une concession de passage à cet endroit. Pas ailleurs. Et le « deal » fonctionne.

Peut-on dire alors que nous communiquons ? Pire : que nous nous comprenons ? Est-ce que ça les fait marrer aussi de passer par là plutôt que de faire un détour ? Se moquer de moi en transgressant un tout petit peu notre arrangement territorial ? En se riant du côté monolithique de notre pacte de non agression ? Ont-elles la capacité de rire d’elles-mêmes ? Du ridicule d’une situation ? « Je sais que j’ai pas le droit, c’est pas ce qu’on avait convenu, mais tu sais… »
Je divague complètement. Mais je vous jure qu’on dirait vraiment qu’elles s’amusent tout en serrant les fesses. Et j’en mettrais ma main au feu : votre chien vous a déjà fait un plan pareil en chapardant la saucisse à côté du barbecue.
